XIII
Peu d’animaux de la forêt africaine sont aussi rusés que le gorille, aussi calculateurs, avisés, capables de déjouer les ruses de leurs poursuivants. Si, extérieurement, le grand anthropoïde possède tous les caractères morphologiques du crétin humain – l’épaisseur de la boîte crânienne et son ossification prématurée, les arcades sourcilières « en visière », la mâchoire inférieure énorme mais presque dépourvue de menton, les membres supérieurs trop longs et les postérieurs trop courts, les pouces peu développés, – il est cependant, jeune, un des êtres les plus intelligents de l’échelle animale. Lorsque le gorille a atteint l’âge adulte, sa vivacité mentale – très éveillée au cours de ses premières années – s’atténue à cause de la soudure trop rapide des os du crâne qui, emprisonnant le cerveau, l’a empêché de se développer davantage. Si, à ce moment, l’intelligence du grand singe peut paraître obtuse comparée à celle de l’homme, il n’en reste pas moins vrai que, mentalement, le gorille demeure, avec le chimpanzé, fort supérieur aux autres animaux.
Lorsque, ayant quitté pour la seconde fois les parages du lac, dont les eaux fraîches avaient un peu calmé sa soif et sa fièvre, Niabongha s’était senti à nouveau suivi par les hommes, il n’avait montré aucune panique, ni fait preuve d’aucune agressivité. Malgré sa faiblesse, il avait pu vaincre aisément Gaétan d’Orfraix. Les hommes à présent étaient trop nombreux pour qu’il pût leur faire face. En outre, il était loin encore d’avoir recouvré toutes ses forces. Fuir rapidement, très loin des traqueurs ? Sa faiblesse ne le lui permettait pas. Courir, c’est accomplir un effort intense, donc brûler ces précieuses calories dont, justement, il manquait. Il réussirait à échapper à ses poursuivants mais, ses forces entamées davantage, il deviendrait alors une proie facile pour les fauves. Mieux valait donc ruser et, au lieu de fuir l’homme, s’accommoder de lui. Pour le moment du moins. Plus tard, quand il aurait retrouvé toute sa vigueur, il s’empresserait de fausser compagnie à ces inquiétants voisins.
Au cours de la première journée, Niabongha devait avoir la preuve que les hommes n’en voulaient pas à sa vie. À deux reprises en effet il s’était trouvé à portée des carabines d’où, il le savait, venait le danger. Et aucun des hommes n’avait fait mine de braquer la sienne dans sa direction.
Au cours des heures qui suivirent, Niabongha continua à descendre vers les forêts de bambous, en ayant soin de se tenir, par l’ouïe et l’odorat, à distance respectueuse de ses ennemis. Quand les bruits et les odeurs devenaient trop intenses, il prenait du champ. Cependant, l’anthropoïde n’oubliait pas qu’il lui fallait avant tout se nourrir et, aux hasards de sa route, il ingurgitait les végétaux comestibles par kilos : mûres, oseille sauvage et ombellifères. Si l’homme a besoin, pour survivre, d’une centaine de grammes d’albumine par jour, plus même s’il se livre à de violents exercices physiques, le grand corps puissant du gorille en demande bien davantage encore. Or, les végétaux en contiennent peu, d’où la nécessité pour le grand singe d’absorber d’énormes quantités de cette nourriture lourde, ligneuse, peu digestible et fermentante, qui lui fait le ventre pareil à une barrique.
On comprendra combien, en de telles circonstances, Niabongha éprouvait du mal à réparer ses forces. La nuit, alors que les hommes dormaient, il cherchait un abri à l’intérieur de quelque massif épineux, où il se trouvait protégé contre les entreprises des léopards.
Ce fut au cours de la troisième nuit que le Rorongo était entré en éruption. Une de ses bouches secondaires avait littéralement explosé sous la poussée du feu souterrain, pour lancer en tous sens d’énormes bombes volcaniques chauffées à blanc et libérer des flots de lave.
Pendant plusieurs heures, Niabongha était demeuré au pied d’un arbre, sans bien comprendre ce qui se passait, à considérer d’un œil indifférent le ciel, dans lequel montait une grande lueur rouge. Il aurait dû fuir, comme tous-ces animaux qui passaient devant lui, le frôlant presque, mais son instinct de conservation lui conseillait toujours de ménager ses forces, et non de les gaspiller devant un danger encore illusoire.
Ce fut seulement lorsque la fumée se mit à brûler les yeux du géant albinos, que le déclic se fit en lui. Alors Niabongha se mit à courir pour échapper à la fournaise. Trop tard. Le feu gagnait sur lui, le dépassait, l’entourait en crépitant. Désespérément, s’essoufflant chaque seconde davantage, Niabongha chercha une issue. Il finit par la trouver en plongeant sur la pente raide d’une cuvette étroite dont le fond était occupé par des mares d’eau stagnante.
L’eau ! C’est-à-dire le salut. Talonné par l’incendie, baignant dans la fumée, Niabongha s’aventura à travers les mares. Mais, sous l’eau salvatrice, il y avait les boues traîtresses, qui s’ouvrirent sous le poids du gorille, l’aspirant vers le bas.
Alors Niabongha dut, de tout ce qui lui restait de forces, lutter contre l’enlisement. Finalement, ses mains tâtonnantes accrochèrent un gros tronc d’arbre, à demi pourri, flottant à la surface de la mare. Il y demeura cramponné, à bout de forces. Jusqu’à ce que les pygmées faisant partie du safari le découvrent.
*
* *
Debout au bord de la cuvette, Bob Morane contemplait le colosse blanc capturé par les boues. Niabongha était enfoncé presque jusqu’aux aisselles et seuls ses bras musculeux, passés par-dessus la souche pourrie, l’empêchaient de disparaître. Parfois, le colosse vaincu tournait la tête vers les hommes, pour les considérer de ses petits yeux rouges, presque aveugles. Morane n’eût pu dire s’il s’agissait là d’un réflexe de crainte ou, au contraire, d’un silencieux appel au secours.
Malgré qu’il s’en défendit, Bob ne pouvait s’empêcher de ressentir une joie un peu morbide à voir ainsi le colosse blanc, seigneur des Rorongo, livré sans défense à son pouvoir. Pourtant, ce n’était pas le moment de perdre du temps à savourer son triomphe. Épuisé par des heures de luttes, Niabongha pouvait à tout instant lâcher prise et disparaître à jamais, aspiré par la vase.
Se tournant vers M’Booli qui, selon son habitude, se tenait debout à ses côtés, Bob jeta un ordre :
— Vite, M’Booli, cours au camp, et ramène les chasseurs bamzirih avec les lassos et les filets.
Les pygmées s’étaient dispersés à travers la forêt dévastée, hélant leurs compagnons et, une demi-heure plus tard, le safari au grand complet se trouvait réuni au bord de la cuvette. Rapidement, Morane disposa les lanceurs de lasso autour de la mare. Ces lassos, épais, comme un poignet d’homme, étaient tissés de fibres végétales d’une dureté extrême. Ils pesaient lourd et ne pouvaient être manœuvrés efficacement que par des hommes vigoureux, habitués à leur maniement.
Les lanceurs, au nombre de quatre, dont M’Booli et Longo, s’avancèrent vers Niabongha, aussi près que le leur permettait l’état du terrain. Le premier, M’Booli lança son lasso mais, de la main, le gorille le repoussa. Ce fut au huitième lancer seulement que le Balébélé réussit à passer la boucle autour de l’un des bras du colosse. Pendant un moment, on crut que Niabongha allait réussir à se débarrasser du lasso, mais sur une violente traction, M’Booli parvint à refermer le nœud coulant autour du poignet de l’animal, la large main formant arrêt. Profitant de cet avantage, M’Booli, avec l’aide de Morane, tendit la corde au maximum. Après plusieurs échecs, Longo réussit à son tour à emprisonner le second poignet de l’anthropoïde.
Plusieurs hommes attelés à chaque lasso, Niabongha fut alors tiré de sa position précaire. Mais à peine eut-il été arraché à l’étreinte des boues, qu’il réunit ses dernières forces pour tenter de se libérer. Mais les hommes continuaient à tendre les cordes, et c’était à peine s’il pouvait se mouvoir. D’autres lassos avaient d’ailleurs été disposés sur le sol, leurs boucles ouvertes, de façon à ce qu’il engageât ses membres inférieurs dans les nœuds coulants. Une de ses chevilles fut ainsi capturée. Puis la seconde. Arrivé à l’extrême limite de ses forces, le grand singe ne se défendait plus que sporadiquement, et une double traction sur les deux lassos inférieurs le jeta sur le dos. Il se débattit à peine quand les épaisses cordes furent tendues à se rompre et solidement fixées autour de quatre troncs d’arbres qui, calcinés seulement en surface, n’avaient rien perdu de leur solidité.
Vaincu, le colosse ne bougea plus. Couché sur le dos, les bras en croix, il se contentait de tourner la tête de côté, pour éviter que les rayons du soleil ne brûlassent ses yeux dépourvus de pigments protecteurs. Une grande pitié s’empara alors de Morane et, ayant fait chercher une toile de tente au campement, il la fit tendre au-dessus du colosse abattu, de cette puissance de la nature libre sacrifiée à l’orgueil de l’Homme.
Tout le reste de la journée fut consacrée à la confection d’une solide cage faite de gros bambous arrachés à la bambusée proche, que le feu avait épargnée. Ces bambous, entrecroisés de façon à diminuer la portée entre chacun d’eux, furent fixés à l’aide de cordes et l’ensemble consolidé par des tenons d’acier emportés à cet effet, jusqu’à former un cube solide, qu’un éléphant même aurait eu de la peine à ébranler.
Quand ce travail, auquel tous avaient pris part, fut enfin terminé, le soir tombait. Niabongha, toujours retenu par les quatre lassos, fut alors traîné à l’intérieur de la cage qui se referma sur lui et dont la porte fut solidement clouée.
Un grand feu fut allumé, et les Batouas se mirent à danser autour de la cage, tandis qu’un tam-tam annonçait à toute la jungle que le Grand-Père-aux-Yeux-de-Sang était prisonnier et que, plus jamais il ne terrifierait la forêt par ses colères redoutables, aussi violentes que la tempête. À leur tour, les porteurs, puis les guerriers bamzirih, se joignirent à ces réjouissances qui, le bruit du tam-tam aidant, dégénérèrent vite en une manifestation d’hystérie collective.
Au fond de sa cage, accroupi dans la posture du gladiateur vaincu, le Gorille Blanc demeurait immobile. Son épuisement le rendait sans doute indifférent à toute chose. Peut-être aussi ne comprenait-il pas exactement ce qui lui arrivait. À deux ou trois reprises seulement, il avait saisi à pleines mains les barreaux de bambou pour, dans un grondement de fureur vite apaisée, tenter de les disloquer. Pourtant, devant l’inutilité de ses tentatives, il avait vite renoncé.
Posté un peu à l’écart, Bob Morane assistait avec lassitude au déchaînement d’allégresse de sa troupe. L’aventure prenait fin. Le trajet jusqu’à Walobo serait long et pénible, car il faudrait transporter la cage et son occupant à travers les montagnes, puis de la savane, et le long de la rivière Shômbô, mais Bob savait pouvoir compter sur l’aide totale des Batouas, puis des Bamzirih.
Parfois, abandonnant les danseurs, les regards de Morane se portaient sur l’anthropoïde prisonnier. Bob se demandait alors à quoi rimait cette capture. Pour le Gorille Blanc, des hommes étaient morts. D’autres, dont Bob lui-même, avaient à différentes reprises frôlé le trépas. Cette victoire avait été chèrement payée, et cette circonstance lui donnait un goût de cendres. Et puis, il y avait Niabongha lui-même. Chaque fois qu’il le regardait, Bob ne pouvait s’empêcher de se sentir pareil à l’homme qui, ayant livré un dur combat dans les ténèbres, s’aperçoit, une fois vainqueur et dans la lumière, qu’il vient de tuer un vieil ami.